L'HERMITE
Interprétation
1. Sur les vingt-deux arcanes majeurs du Tarot, seulement trois représentent des êtres se déplaçant. Certains sont inactifs (tels l’Impératrice ou l’Amoureux), d’autres accomplissent une action spécifique (tels la Force, Tempérance ou l’Étoile) mais trois personnages seulement sont animés d’un mouvement moteur. Ces trois personnages sont :
- L'Hermite
- Le squelette de l’Arcane XIII
- Le Mat
Nous le verrons plus loin, ces trois arcanes partagent une même essence. Ils représentent trois réactions distinctes à un même type de situation, trois réponses spécifiques à un même problème. Ils sont rattachés par un lien extrêmement profond que l’on fera ressortir au moment de l’étude du Mat. D’autre part, sur un plan numérique, si l’on additionne l’Hermite (9) à l’arcane sans nom (13), on obtient 22, nombre que certains auteurs ont attribué au Mat qui en est à l’origine dépourvu. S’il ne faut pas justement trop vite en conclure que le Mat porte le numéro 22, on peut néanmoins penser que cette correspondance n’est pas fortuite.
Plus qu’il ne marche, l’Hermite chemine. Son mouvement est lent, régulier et silencieux. Il incarne l’homme en quête de vérité, à la recherche de sa véritable identité. Son avancée traduit néanmoins un mouvement plus psychologique que physique. Ce n’est pas une lame d’état mais une lame de passage, comme le seront également l’Arcane XIII et le Mat. Le fait que l’Hermite apparaisse sous les traits d’un vieil homme indique la maturité psychologique nécessaire pour entreprendre une telle démarche. Il marque aussi la fin d’un cycle, la préparation à une renaissance.
2. Son orientation vers la gauche évoque la direction de l’évolution. Il ne s’agit pas d’un mouvement d’expansion, d’exploration de l’avenir ou de projection vers l’avant mais plutôt d’un retour sur soi, d’une pénétration de son passé ou d’une analyse du parcours accompli. La gauche représente l'introversion indispensable au travail mental. En ce sens, l’Hermite s’apparente au méditant ou au chercheur. Toute progression ne peut qu’être intérieure et lente. Le temps est nécessaire et constitue un allié pour celui qui accepte de s’engager dans cette voie.
3. La couleur bleue domine, augmentant ainsi le degré de spiritualité de l’arcane. Le bleu isole. A l’inverse du rouge et du jaune qui irradient leur énergie, le bleu contient et retient la lumière. Ainsi, l’Hermite, protégé par son manteau bleu, conserve son énergie pour éviter de la dépenser inutilement. Tout son corps est recouvert d’étoffe, masquant l’aspect physique du personnage et signifiant que l’Hermite s’adresse à l’esprit plus qu’au corps. Seule la pensée importe. D’autre part, les symboles associés de la cape (qui enveloppe complètement) et du bleu (qui protège en fermant) pourraient indiquer une totale inhibition, dans le sens d’une rupture complète avec l’environnement. L’Hermite incarnerait alors le misanthrope, celui qui fuit le monde, voire même qui n’aime pas les autres. Il s’assimilerait à l’exclusion volontaire, s’il n’y avait sa capuche rejetée sur ses épaules. En effet, la capuche rabattue sur sa tête, masquant son visage, aurait signifié une fermeture absolue. L’Hermite aurait été l’Inconnu : c’est-à-dire celui que personne ne connaît, que personne ne voit jamais. Or, ici, et ce détail est d’importance, la capuche, bien qu’existante, n’est pas utilisée. Aussi, l’Hermite affiche une ouverture vis-à-vis de l’extérieur, qui est d’ailleurs plus écoute que parole. L’Hermite ne communique pas mais il s’enrichit des sollicitations extérieures. Il entend et voit. Il ne constitue donc pas le reclus dans un univers à part ou inaccessible. La capuche, du fait qu’elle laisse la tête libre, devient un symbole d’ouverture.
4. La canne participe du même symbolisme. Elle n’est pas ici d’utilité réelle car l’Hermite ne semble pas prendre appui sur celle-ci mais elle possède, en revanche, une signification allégorique. La canne est l’objet qui relie l’Homme à la Terre. Elle établit un lien physique, permettant de laisser s’échanger les énergies humaines et terrestres. De la même manière que pour la capuche, elle constitue un autre élément, permettant d’assurer l’ouverture du personnage. La relation à l’environnement existe, même si elle demeure d’un tout autre ordre qu’un échange habituel. Il s’agit d’une communication silencieuse, passive et désintéressée. L’Hermite prend d’ailleurs plus qu’il ne donne. Il prend pour apprendre. Le bâton ou la canne revêt un caractère magique, en ce qu’il transforme ce qu’il touche. Comme pour Esculape, et son caducée, il sert à charmer le serpent des passions égoïstes et des ambitions humaines.
5. Ses cheveux et sa barbe couleur chair signent sa réelle appartenance au monde humain. L’Hermite est avant tout un homme de chair et d’os. Il n’est ni un Saint, ni une Divinité. Il est plus simplement un être humain désireux de s’approcher de Dieu. L’Hermite n’est pas différent des autres, il est véritablement humain parmi les humains car nul n’est besoin de fuir sa condition pour s’élever. L’arcane VIIII glorifie l’homme, en le rendant capable de dépassement, d’évolution. Il indique que ce n’est pas en reniant sa nature d’homme que le chercheur parviendra à la Vérité. Il réhabilite l’être humain dans son corps et dans son âme. Par contre, il montre l’attitude à adopter, qui est le recueillement, la coupure d’avec l’agitation permanente du monde. Des temps d’arrêt sont nécessaires. Il ne s’agit pas d’être en permanence Hermite mais plutôt de savoir le devenir à certains moments spécifiques. Celui qui ne cherche pas, ne peut pas trouver.
6. La lampe, qu’il porte à hauteur de visage, semble elle aussi ne pas avoir d’utilité réelle (puisqu’il fait jour) mais plutôt une signification symbolique. Il ne s’agit pas ici d’éclairer de réelles ténèbres mais de répondre aux questions existentielles que certains se posent et que d’autres ignorent. L’Hermite cherche là où pour certains il n’y a rien à trouver et c’est ce que symbolise sa lanterne. Elle éclaire la lumière pour la rendre encore plus lumineuse. Elle clarifie des zones d’ombre invisibles aux yeux mais perceptibles par le cœur. C’est son propre chemin que l’Hermite éclaire pas celui d’autrui car il n’incarne pas le Guide mais le Chercheur, il n’est pas Maître mais Élève. Il faut d’abord comprendre avant de vouloir donner aux autres.
L’Hermite rappelle étrangement Diogène, pour lequel la sagesse consistait à vivre conformément à la nature, en s’éloignant des richesses et des conventions sociales. Se libérer du désir, réduire ses besoins, tel était le modèle de vie adéquat à l’évolution intérieure. Ce « Socrate en délire », comme l’appelait Platon, marchait pieds nus, se nourrissait de ce qu’il trouvait et avait pour logis un tonneau. Apercevant un jour, un enfant qui buvait à une fontaine dans le creux de sa main, il brisa son écuelle en s’écriant : « Cet enfant m’apprend que je conserve encore du superflu ». Il professait un si profond pessimisme pour l'humanité, cruelle et avide, qu’on le rencontra un jour, en plein midi, dans les rues d’Athènes, une lanterne à la main, et disant : “Je cherche un homme”.
7. Les trois rides qui lui barrent le front peuvent indiquer le travail mental en cours. Elles s’opposent à une notion de sérénité et expriment certaines tensions. L’Hermite produit des efforts, son chemin est difficile et il est en proie au doute, non pas le doute qui détruit mais celui nécessaire à toute évolution. Si l’Hermite présentait un visage détendu, débarrassé de toute tension, il ne cheminerait pas. S’il était serein, il ne s’appliquerait pas, avec tant d’abnégation, à le devenir. Les rides font office de preuve de la difficulté de sa tâche. Ces trois marques sont souvent peu prises en compte par les différents commentateurs du Tarot autrement que comme un symbole de réflexion. Cependant, ayant effectué deux séjours en Inde, j’ai remarqué ces mêmes barres horizontales, dessinées à la cendre, sur le front de ceux que l’on appelle
« saddhus ». Peut-être à tort d’ailleurs, car en voulant trop interpréter dans les détails, il arrive souvent que l’on assombrisse les choses plus qu’on ne les éclaire. Néanmoins, la correspondance, non seulement du signe mais surtout de la signification qui lui est attribuée et qui rejoint tout à fait le personnage de l’arcane VIIII, semble suffisamment claire pour l’évoquer dans le cadre de cette étude. Les saddhus proposent ce signe de reconnaissance. Les trois barres tracées sur leur front leur servent en quelque sorte de carte d’identité. Mais qui sont ces saddhus ? Justement, ils sont identiques à l’Hermite du Tarot de Marseille. Ce sont des renonçants. Ils rompent avec les valeurs habituelles, matérielles et sociales, afin de se consacrer à leur vie spirituelle. Loin d’être exclus ou rejetés par la société, ils sont au contraire reconnus à part entière et pris en charge par leurs concitoyens. Ils ont un rôle social à jouer.
Le Nom
C’est : « L’Hermite »
Définition du Larousse : “Celui qui s’isole pour méditer ou pour se livrer à la mortification/solitaire”
Dans l’édition originale du Tarot de Marseille, l’Hermite prend un H. De nombreuses réécritures des vingt-deux arcanes majeurs ont vu la suppression de cette initiale pour lui préférer l’orthographe courant : “Ermite”. Beaucoup d’auteurs ont néanmoins été frappés par l’écriture originelle. Ils ont, pour la plupart, évoqué à propos du H une référence à Hermès, pas l’Hermès de la mythologie grecque, messager des dieux, mais Hermès Trismégiste, fondateur de l’Hermétisme. On peut plus simplement rappeler que, par le passé, hermite s’orthographiait avec un h et qu’une réforme grammaticale en a modifié l’écriture, en supprimant le H.
La notion soulevée principalement par le terme hermite est celle d’isolement. L’Hermite est un solitaire. Mais plus que l’isolement, ce sont les raisons qui le motivent qui nous intéressent. L’Hermite n’est pas celui qui s’isole par rejet des autres, par asociabilité ou par misanthropie mais sa volonté de solitude est stratégique et non pas affective. Il s’isole pour méditer, prier ou penser. S’isoler représente une condition sine qua non, c’est un moyen et pas un but. Dans une interprétation divinatoire de l'arcane, la signification du terme ne devra pas être oubliée. L’Hermite ne décrit pas une solitude stérile et négative mais au contraire fructueuse et constructive. Cela d’ailleurs ne signifie pas pour autant qu’elle soit forcément bien vécue (l'Hermite peut souffrir de l’isolement qui est le sien, d’une certaine manière : il le fait plus par nécessité que par désir), mais qu’elle peut se révéler très profitable à celui qui sait l’utiliser au mieux.
Sens initiatique
L’Hermite, dans une certaine mesure, incarne le Sage. Plus que de religion (comme pour le Pape), c’est de spiritualité dont il est question. L’Hermite n’a pas réellement d’identité sociale; en tout cas, son nom ne le définit pas comme une autorité hiérarchique ou morale. Il n’exerce pas un réel pouvoir sur les êtres ou les choses qui l’entourent. Bien plus, il ne se définit que par rapport à lui-même puisqu’il établit une rupture avec le monde environnant. Dans cette mesure, plus que tout autre arcane, il décrit l’individu Un et Indivis. Plus qu’une qualité, un état ou une réalisation, l’arcane VIIII symbolise une attitude (de même que le feront l’arcane XIII et le Mat). Il indique le comportement à adopter. Dans la continuité des arcanes, on peut penser que l’Hermite est la conséquence de la Justice : l’homme, ayant pris conscience de la loi de causalité, s’éloigne pour méditer sur la découverte essentielle qu’il vient de faire : l’existence d’un Ordre des Choses.
L’Hermite représente le retrait. C’est sans doute pour cette raison qu’il apparaît comme âgé, car il faut être mûr et responsable pour savoir se retirer sans nourrir un sentiment d’échec. L’arcane VIIII réhabilite cette attitude fondamentale. Certains combats sont perdus d’avance ou tout simplement vains, à quoi sert alors de persister ? Certaines actions ne sont que gaspillage d’énergie parce que l’objet poursuivi avec tant d’acharnement est un mirage. Certaines décisions sont malheureuses et mènent tout droit à la catastrophe. L’Hermite est la sagesse qui seule permet, sans amertume, ni remords, d’accepter d’arrêter d’agir, de faire, pour penser. Le but n’est plus matériel mais spirituel. Il représente, à ce titre, l’abandon de l’Ego. Ce même ego qui pousse l’homme à entreprendre sans cesse, à s’attacher à ses actes et à attendre fiévreusement des résultats. L’ego exalte l’orgueil et l’avidité. Si la régularité et la ténacité sont des qualités indispensables à l’évolution, l’obstination et l’entêtement constituent, en revanche, des faiblesses comportementales, qu’il convient de réduire.
L’Hermite représente à la perfection le Chercheur, en opposition au Croyant. Il est tout entier occupé à cette noble tâche. Il ne se conforme pas aux préceptes énoncés par d’autres mais il est désireux de découvrir les vérités par lui-même. Il s’expose au doute et à la remise en question, sans se soucier du confort moral qu’apportent les certitudes et les superstitions communes. Il lui importe plus de chercher que de trouver, le chemin est plus important que le but. C’est pourquoi, il chemine, pour indiquer le mouvement lent et doux, mais permanent et continu. Toute évolution intérieure ne peut que respecter ce rythme. La précipitation n’est jamais avantageuse. La maturation est nécessaire. La continuité et la persévérance sont plus importantes que la rapidité.
L’Hermite est aussi le personnage de l’ombre. Il n’occupe pas le devant de la scène comme l’Impératrice, l'empereur, le conducteur du Chariot ou même le Pape, mais tourné de profil, caché en partie par son long manteau, il exprime l’humilité, le recueillement dans le silence et la solitude.
Sens psychologique
L’arcane VIIII signifie l’acceptation de la solitude, la prise d’indépendance, le comportement autonome. D’une certaine manière, l’Hermite peut prendre sens comme coupure du cordon ombilical, ce qui correspondrait parfaitement à sa valeur numérique : neuf, nombre de la naissance. Car il s’agit bien ici de naître. Le Bateleur décrit la naissance physique, l'éveil corporel, la prise de conscience de ses potentialités, l’Hermite apparaît comme une seconde naissance, qui n’est pas renaissance, mais plutôt ouverture spirituelle. On pourrait le définir comme construction d’une identité propre, sans référence aux autres, sans appartenance à un groupe donné ou à une classe sociale. C’est la formation du Moi, la constitution d’une personnalité autonome. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle, l’Hermite est figuré sous les traits d’un vieillard car il est synonyme d’expérience et de sagesse. Il s’oppose, d’une certaine façon, au Bateleur; ou plus exactement, il le complète. Le Bateleur constitue, d’un point de vue psychologique, la création du Moi; l’Hermite l’exprime dans sa finalité.
Le Mythe
L’Hermite, éducateur, chercheur, signifie méditation, dévouement, connaissance, solitude et patience. Ses limites sont charnelles et affectives. Tout comme Merlin qui fait et défait les rois mais qui connaît ses pierres d’achoppement, l'ambition et l’amour et qui, pour s’en garder, accepte la solitude. C’est pourquoi le mythe de Merlin continue à vivre dans cet arcane du tarot.
Le Bateleur, en arrivant à cette carte, va apprendre à vivre en solitaire et à acquérir la patience.
L'HERMITE et le mythe de Merlin
En Irlande, comme dans la Gaule du Nord-Ouest, on a retrouvé de petites statuettes de dieux encapuchonnés, une lampe ou un bâton à la main. La lampe ponctuait les rites de passages de la naissance à la mort. Le port du capuchon signalait ceux qui soignaient les malades sur leur passage ou enterraient les cadavres, facilitant le cheminement de l’âme vers l’au-delà. Le bâton était lié au serpent, animal initiateur qui change de peau tous les ans mais porte en lui la limitation venue des puissances de la terre. Merlin possède tous ces attributs dans les chants des bardes celtiques, premières sources de son mythe, qui en parlent aussi comme d’un druide qui faisait et défaisait les rois.
Dans la nuit des temps, en pays celte, vivait un roi nommé Guartigirn. Pour que son nom reste à jamais dans les mémoires, il voulut élever une ville, la plus belle du monde. Les druides consultés lui dirent tous la même chose : il devait trouver un enfant né d’une vierge et l’immoler à l’emplacement choisi pour les fondations. Le roi fit rechercher cet enfant dans tout son royaume, en vain. Impatienté, il décida de commencer la construction de la ville, mais tout s’effondrait avant même que les murs ne s’élèvent. De nouveau, le roi fit rechercher un enfant né d’une vierge. Finalement, dans un couvent de druides, un vieil instructeur révéla à un émissaire que tous ses élèves présentaient cette particularité puisqu’ils étaient tous initiés. Le vieux druide confia à l’envoyé du roi le dernier enfant initié, le jeune Merlin. Lorsqu’ils arrivèrent devant le roi, celui-ci voulut immoler l’enfant en l’enterrant vivant, là où devaient se construire les fondations de la ville. Mais Merlin, âgé de dix ans environ, lui dit qu’il aurait tort de le tuer car il savait pourquoi les murs s’effondraient toujours. “Sous les fondations, il y a une poche d’eau, affirma Merlin en élevant son bâton au-dessus de sa tête. Dans cette poche, un grand sac et à l’intérieur deux dragons, l’un rouge, l'autre blanc. Ce sont les mouvements qu’ils font pour se libérer qui font bouger la terre.” Le roi ordonna immédiatement de creuser et, effectivement, on trouva le grand sac qu’on ouvrit imprudemment.
Aussitôt, les deux dragons sortirent. L’enfant prit une torche et les aveugla. Les monstres se battirent entre eux jusqu’à la mort et la terre les engloutit. Peu de temps après, la ville se dressa, solide et splendide. Le roi demanda à Merlin de rester près de lui mais celui-ci refusa, car il devait retourner étudier près de son vieux maître. Les années passèrent, le roi s’habitua à sa ville. Bientôt il commença à ne plus la trouver si belle. Il rêvait de nouveau à une cité dont nulle autre ne pourrait jamais égaler la beauté. Sentant venir la mort il chargea son successeur, Uter Pendragon (tueur de dragon) de retrouver Merlin qui l’aiderait à bâtir son utopie.
Merlin avait fini depuis longtemps son instruction et vivait en ermite dans une forêt; il ne quittait guère les bords du lac où habitait une enfant fée très belle : Viviane. Lorsque les envoyés du nouveau roi le découvrirent, il ne fit aucune difficulté pour les suivre car il connaissait son avenir. Arrivé devant Uter, Merlin eut une vision : les pierres de la cité future se trouvaient en Irlande, il fallait lever une armée pour aller les chercher; elles formeraient des murs si étranges que des années et des années plus tard les gens s’interrogeraient sur leur provenance et leur signification.
Le roi Uter partit pour l’Irlande et déclara la guerre à ses habitants. Les ayant écrasés, il négocia la liberté de ses prisonniers contre les pierres décrites par Merlin. Mais celles-ci étaient si lourdes, si énormes, qu’on ne put les transporter. Alors Merlin, qui faisait partie de l’expédition, expliqua qu’elles avaient été autrefois apportées par des géants et qu’elles possédaient des vertus curatives et guérissaient les blessures. Seul un enchantement pouvait les déplacer. Et il se mit à rire très fort, de ce rire des dieux et des prophètes qui, dans tous les mythes du monde, possède le pouvoir d’anéantir l’inertie. Les pierres se mirent à marcher, l'armée les suivit. Elles s’arrêtèrent près de Salisbury en Angleterre. (Il s’agirait de Stonehenge.)
Merlin partit pour sa forêt où il retrouva Viviane devenue adulte. La fée ne cessa plus, à partir de ce moment, de lui demander la formule magique pour qu’aucun homme ne puisse la toucher. Comme Merlin ressentait de l’amour pour Viviane, il se gardait bien de la lui donner. Puis, pour la troisième fois, des émissaires du roi vinrent le chercher. Uter était tombé amoureux de la femme de son vassal et allié le duc de Cornouailles et il en avait perdu le boire et le manger. Merlin avait l’intention de lui dire qu’il ne se mêlerait pas de cette affaire qu’il trouvait malhonnête et qu’un roi incapable de maîtriser ses désirs est inapte à gouverner, quand soudain une vision défila devant ses yeux. Il vit naître de l’union d’une nuit entre Uter et la belle Ingerna le roi tant attendu qui réunirait les Bretagnes et à qui il pourrait confier la mission dont il était chargé. Alors Merlin fit boire un philtre à Uter qui prit l’apparence du duc. Comme celui-ci était en guerre, il put se rendre dans son château et passer une nuit avec la femme tant désirée. Fasciné par la beauté d’Ingerna, il oublia qu’à l’aube il devait reprendre son vrai visage. Il s’attarda, et lorsqu’il sortit de la chambre une servante l’aperçut et ne reconnut pas son maître.
Cependant le philtre avait enlevé toute mémoire et tout désir au roi Uter. Merlin put partir retrouver Viviane. Celle-ci recommença à lui poser toujours la même question en ajoutant que, sans cette formule, elle ne pouvait devenir magicienne. Merlin, une douleur inconnue au cœur, lui donna les mots, puis décida de retourner chez Uter. “Je reviendrai, dit-il à Viviane, pour te réclamer l’épée que tu gardes au fond du lac. - Reviens vite, lui répondit la fée, car je ne sais me passer de toi longtemps. Mais avant de partir, donne-moi la formule qui lie un homme à jamais.” Merlin ne répondit pas. Arrivé chez le roi Uter, il instruisit le jeune garçon, nommé Artus, qu’Ingerna avait mis au monde. Il en fit le plus sage et le meilleur chevalier du royaume. Pour essayer d’oublier Viviane, l'ermite prit femme, Guendoleana; mais ils n’eurent pas d’enfant. Lorsque le duc mourut, la légitimité d’Artus fut remise en cause par la servante. On demanda l’avis du vieux sage qui ne se prononça pas sur ce point, mais dit qu’à son retour de voyage il nommerait le roi de toutes les Bretagnes.
Merlin repartit donc pour sa forêt; sur son chemin, il rencontra un fou qui délirait et se croyait au milieu d’une bataille. L’ermite le toucha de son bâton et le guérit. Il continua sa route, grave et soucieux, car seul un fou peut en guérir un autre; il savait pourtant depuis longtemps que sa folie était d’amour pour Viviane. Arrivé près du lac, il donna l’ordre à la fée d’aller lui chercher l’épée. En la lui rapportant, elle reposa sa question : “Quelle est la formule pour lier un homme à jamais ?” Merlin se saisit de l’épée étincelante, à la garde incrustée de pierreries, qu’il cacha sous son capuchon, et lui répondit par un adieu. De retour dans le royaume d’Uter, il planta l’épée dans un gros rocher puis convoqua tous les dignitaires. Celui qui arriverait à retirer l’épée du rocher deviendrait le roi légitime de toutes les Bretagnes. Tous essayèrent et tous échouèrent, sauf Artus qui se saisit de l’épée et la retira si facilement que tous les chevaliers se rallièrent à ce nouveau roi. Merlin choisit parmi eux les cinquante plus courageux, les chevaliers de la Table ronde, et leur confia la mission de ramener le Graal en Angleterre.
Ce mythe est si vivace encore aujourd'hui, qu'Hollywood lui a consacré il y a quelques années un excellent film intitulé "Excalibur".
Lorsque Merlin retourna près de sa femme, il la trouva décidée à lui demander sa liberté en lui rendant sa parole; car, disait- elle, son mari était trop souvent absent : et elle voulait pouvoir se remarier pour vivre heureuse les dernières années qui lui restaient. Merlin accepta et reprit sa route, guérissant sur son passage, méditant dans les grandes forêts. Quand il eut compris que rien ne pouvait le guérir de sa folie d’amour, il rejoignit Viviane près du lac et lui donna la formule pour lier un homme à jamais. Aussitôt, la fée la prononça et des cordes invisibles attachèrent solidement Merlin aux branches d’un grand houx. Il était prisonnier d’amour; sa seule joie jusqu’à la fin des temps sera de contempler sa dame lorsqu’elle daignerait s’approcher de l’arbre.
Dans la forêt de Brocéliande, près de Paimpol, se trouve la tombe présumée de Merlin. Au début du siècle encore, les jeunes gens qui désiraient être délivrés d’un amour non partagé venaient prier près de cette tombe, là où pousse un grand houx.
Merlin dans la tradition druidique
Du XIIe au XIVe siècle furent retranscrits les chants des bardes celtiques qui s’étaient maintenus grâce à la tradition orale. Ce qui donna les fameux romans du cycle de la Table ronde. Mais il existe une autre version de la quête du Graal. L’auteur de la Vita Merlini parle d’une chasse au sanglier qui pourrait venir des plus anciens récits druidiques. Les additions chrétiennes ont certainement remplacé l’animal par la coupe d’or dans laquelle Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Christ. Nous retrouvons avec le Graal les symboles alchimiques des deux états les plus purs de la matière, le sang et l’or. Mais la chasse au sanglier reste plus proche des mythes des peuples de l’Ouest et du propos symbolique de la carte.
Le Merlin celtique convie les chevaliers à une chasse sacrée au sanglier sauvage, mi-bête, mi-dieu; ils vont le pourchasser jusqu’aux confins du monde. Chasse initiatique, premier éveil des populations primitives. Celui qui réussira à tuer le sanglier va s’approprier le divin que la bête porte en elle et le druide le fera roi. Merlin participe à cette chasse, monté sur un cerf dont les cornes sont un symbole lunaire. Dans les chroniques postérieures, Viviane représente l’amour charnel, la limitation par la terre et le houx, la prison acceptée par Merlin où l’enferment ses propres désirs. Ce mythe comporte deux aspects, celui du sage, du solitaire qui éclaire, initie, prophétise, et celui du fou d’amour; en fait, la recherche du savoir le plus haut et le prix à payer pour le posséder. Le bâton lie l’ermite à la terre et le sage accepte cette dépendance car il sait que cette étape est nécessaire à sa recherche.
Survivances populaires
En 1271, des prophéties furent attribuées à Merlin et certaines se réalisèrent, comme celle sur le roi d’Angleterre devenant roi de France. Elles étaient en fait l’œuvre d’un mystérieux Richard d’Irlande, et les prophéties de Nostradamus, écrites un peu moins de trois siècles plus tard, leur ressemblent curieusement. Elles sont aussi hermétiques et se prêtent à autant d’interprétations. Plus tard les soldats de Duguesclin dirent qu’il était le sauveur annoncé par Merlin. En Angleterre, vers 1651, sous le gouvernement de Cromwell, les royalistes firent de nouveau appel à Merlin en faisant circuler des prophéties favorables à leur cause et attribuées au célèbre enchanteur. Le parti adverse chargea l’astrologue Lilly de s’opposer à cette manœuvre par d’autres prédictions. Ce qu’en a pensé Merlin dans sa forêt de Brocéliande, l’histoire ne le dit pas.